Redécouverte musicale et éducative : Le Cercle de Craie
Avec le soutien de la Caisse d’Épargne Ile-de-France, la BLGF, en partenariat avec l’Institut Goethe, les Voix étouffées et Fiat Cantus, a conçu le projet pédagogique « Cercle de craie », destiné à des élèves du primaire (CM2) et du secondaire (de la 6ème à la 3ème). Lors de la présentation du 18 juin 2024, nous avons parlé avec les intervenants et spécialistes du projet.
Durant les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, en 1944-1945, Bertolt Brecht rédige « Le Cercle de craie caucasien » (Der Kaukasische Kreidekreis), une pièce de théâtre qui intègre le récit du « Cercle de craie », une œuvre sur la bonté dont les racines remontent à la Chine médiévale. Fidèle à la tradition des pièces didactiques de Bertolt Brecht, cette œuvre rassemble diverses disciplines, notamment la musique, confiée à l’époque au compositeur Paul Dessau, l’un des artistes majeurs de l’Allemagne de l’Est de cette période.
Quelques années plus tard, de l’autre côté du Rhin, Herbert Le Porrier adapte « Le Cercle de craie » en français et confie initialement la musique à Joseph Kosma. Pour cette occasion, Kosma compose quatre chants inédits en français. Avant de s’établir en France, il avait collaboré avec Brecht entre 1930 et 1933 par l’intermédiaire du compositeur Hanns Eisler, et écrit plusieurs œuvres sur ses textes.
« Je suis assez content qu’on donne des œuvres de Kosma qui sont rarement jouées. […] Il existe à la Bibliothèque La Grange-Fleuret une quantité incroyable de manuscrits, de choses qui n’ont jamais été chantées, qui n’ont jamais été jouées et qui méritent absolument de l’être »
Bruno Brevan, sociologue de la musique et spécialiste de Joseph Kosma
Aujourd’hui, ces œuvres inédites destinées à des chœurs d’enfants, précieusement conservées à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret (BLGF), sont redécouvertes et partagées avec le public. Le projet associe les musiques de scène du « Cercle de Craie » de Kosma avec certaines œuvres de Paul Dessau, reliées par une version narrée et onirique du récit, empruntant tantôt à l’allemand de Brecht, tantôt au français de Le Porrier.
Le projet, financé par la Caisse d’Épargne Ile-de-France, revêt une importance particulière, associant différentes formes d’art et langues dans des ateliers pour les jeunes qui, dans cette dynamique, développent de nombreuses responsabilités et compétences artistiques. Il intègre des étudiants de Paris et de la banlieue, qui ont généralement moins d’accès à ce type d’activités et de ressources.
Plus j’ai commencé à travailler sur Joseph Kosma en étudiant les manuscrits à la Bibliothèque La Grange-Fleuret, plus il m’apparaissait évident qu’on ne pouvait pas faire un projet pédagogique uniquement musical. Kosma est un artiste qui, particulièrement avec les enfants et les amateurs, essayait d’être dans cette logique brechtienne d’avoir un art total, mais un art accessible. Un art où on fait rentrer différentes langues, du théâtre, même du cirque ou du jeu
sous plein de formes.
Thomas Tacquet, pianiste et porteur du projet
Ateliers pédagogiques et concerts participatifs
D’une durée d’une heure, les ateliers se déroulent de la manière suivante :
1. Apprentissage des œuvres : 75% des séances sont consacrées à l’apprentissage des œuvres de Dessau et Kosma, en partenariat avec les enseignants.
2. Co-construction et échanges : les 25% restants des séances en classe servent à stabiliser et structurer les apprentissages, tout en abordant les thématiques du projet telles que l’exil des artistes, les musiques interdites, et la reconstruction d’un idéal après la Seconde Guerre mondiale en France et en RDA.
3. Concert et temps pédagogique : les jours des concerts à l’institut Goethe, une session pédagogique en français et en allemand, adaptée aux classes en présence, portera sur l’entartete kunst (l’art dégénéré) et les trajectoires des musiciens autour de Brecht dans les années 1930.
« C’était intéressant de voir les élèves interagir d’une autre façon, prendre des rôles, prendre des responsabilités et s’engager aussi au niveau d’un projet de longue durée »
Juliana Pimentel, professeure de musique et d’allemand
Intervenants et partenaires
Le projet réunit plusieurs intervenants et partenaires :
- Thomas Tacquet – pianiste et porteur du projet
- Laura Kimpe – dumiste et cheffe de chœur
- Julie Brunet-Jailly – flûtiste
- Agnès Bucquet – mezzo (rôle de Groucha)
- Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret
- Institut Goethe
- Fiat Cantus
- Voix étouffées
- Artistes et enseignants invités pour les concerts de restitution
Retour sur le projet
Le 18 juin, la BLGF a réalisé des interviews, menées par Thomas Tacquet, pianiste et porteur du projet – Forum Voix Etouffées, avec Juliana Pimentel, professeure de musique et d’allemand au collège Saint Louis de Gonzague, Laura Kimpe, pédagogue intervenante et cheffe de chœur – Fiat Cantus, et Bruno Brevan, sociologue de la musique et spécialiste de Kosma.
Ce projet de redécouverte des musiques de scène du « Cercle de craie caucasien » est une initiative unique qui lie l’éducation musicale à l’histoire culturelle, offrant aux jeunes élèves une immersion dans un patrimoine artistique riche et méconnu. Grâce à l’engagement des intervenants et des partenaires, cette expérience promet de marquer durablement les participants, tant sur le plan artistique que pédagogique.
Interview avec Laura Kimpe
Laura, qu’a tu pensé de ce projet et est-ce c’était vraiment important pour toi de valoriser ces œuvres de Kosma conservées à la Bibliothèque La Grange-Fleuret?
Il y avait quelque chose d’assez précieux, parce que c’est vrai qu’on connaît Kosma, on connaît le nom, on a évidemment des mélodies en tête… Mais lorsqu’on travaille sur des inédits, il y a aussi une forme de responsabilité en tant qu’interprète, qui est portée par les élèves, les jeunes artistes. C’était aussi une approche qui me tenait à cœur en tant qu’interprète moi-même de cette pièce.
Était-ce important pour toi de pouvoir travailler avec des groupes d’enfants très différents, issus de Paris, de la petite et de la grande couronne, des académies de Paris, de Créteil et de Versailles ?
Pour moi, cela fait sens parce qu’évidemment quand on vit à Paris, on est dans un bain de culture et les enfants ont beaucoup plus facilement accès à ces choses-là. Quand on doit travailler avec les classes de Noisy-le-Sec, de la Courneuve ou des petites couronnes, c’est pas loin, mais on observe que le rapport à l’objet artistique et musical n’est pas du tout le même, la façon de s’en emparer non plus. Et quand on va en grande couronne, c’est encore différent, l’appétence est autre car il y a un isolement. Plus on s’éloigne de la capitale, plus l’accès est difficile.
C’est un projet qui mobilisait la musique, mais aussi d’autres arts, le français et l’allemand. De ton expérience de pédagogue de plus de 13 ans, est-ce que c’est un projet courant ?
Non, c’est un projet qui n’est vraiment pas courant et qui est extrêmement ambitieux, parce qu’au-delà de ça, il met les enfants en jeu théâtralement. Ça leur demande d’apprendre tous les textes par cœur, de porter vraiment l’identité des personnages et de comprendre leurs enjeux, d’en avoir une approche qui n’est pas manichéenne. De plus, les élèves portent ce texte dans leur langue maternelle pour certains mais aussi en allemand. On ne les a pas du tout épargnés là-dessus, car le texte est bilingue, donc c’est vraiment très ambitieux.
En huit heures d’intervention, il faut apprendre les cinq morceaux sur lesquels ils participent, dont deux qui sont en polyphonie, l’un étant de Paul Dessau, qui a un vocabulaire musical qui n’est vraiment pas aisé. Il faut apprendre les textes, voir la mise en scène, prendre du temps pour faire des écoutes et avoir des activités qui construisent leur culture musicale, leur identité de spectateurs et de futurs artistes. C’est vraiment un projet dans lequel on leur demande énormément, dans lequel on est obligés nous de s’investir aussi grandement en tant qu’artiste et pédagogue.
Interview avec Juliana Pimentel
Juliana, en tant que professeure qui a en charge ces enfants toute l’année, est-ce que ce projet t’a touché, t’a permis peut-être de voir des choses que tu n’avais pas eu l’habitude de voir chez eux ? Est-ce que cela a peut-être révélé certains talents que tu n’imaginais pas forcément ?
Oui, tout à fait. C’était intéressant de voir les élèves interagir d’une autre façon, prendre des rôles et des responsabilités, s’engager aussi au niveau d’un projet de longue durée, tandis que dans nos séquences on a un temps limité en cours de musique et d’allemand. Ce projet de longue haleine leur a donné une dimension nouvelle, musicale, artistique. C’est très enrichissant pour eux.
On a eu cette chance de pouvoir faire ça parce que tu étais aussi professeure d’allemand. Est-ce que ça a permis peut-être à des gens qui ne faisaient pas d’allemand dans tes classes de pouvoir quand même un peu apprivoiser cette langue, au-delà que de la question musicale ?
Oui, tout à fait. On a eu une classe qui faisait de l’allemand et une autre qui faisait de l’espagnol, et ils ont découvert l’Institut Goethe grâce à ce projet. Même ceux qui ne sont pas germanophones ont pu s’approcher de cette langue qui leur semblait un peu étrange, et même de cette culture. C’était un bon moment de partage multiculturel.
Est-ce que, en tant que professeure, ce type de projet vous est souvent proposé ?
C’est vraiment rare, de plus nous avons peu d’occasion d’avoir des musiciens qui viennent dans les collèges pour partager avec les élèves. C’est très intéressant de valoriser des musiques qu’ils n’ont pas l’habitude d’entendre. Ressortir un répertoire qui est complètement nouveau pour eux c’est vraiment une chance, et on est très contents d’avoir pu participer à ce projet.
Interview avec Bruno Brevan
Bruno, qu’est-ce que vous avez pensé du travail du Cercle de craie qui a été présenté aujourd’hui ?
C’était un beau travail et je suis assez content qu’on donne des œuvres de Kosma qui sont rarement jouées. On joue souvent les chansons de Kosma et Aragon, mais très rarement les œuvres de la période allemande et notamment Dessau… en France, on ne le connaît quasiment pas. Kosma a été très ami (avec Dessau), il a travaillé avec lui à Berlin quand il était avec Brecht et avec Eisler entre 1929 et 1933.
Les enfants ont fait un très beau travail, ils étaient très impliqués, toute comme la chef de chœur, les chanteurs et la flutiste. Ça m’a fait grand plaisir, j’étais très ému.
Vous qui avez connu Kosma, est-ce que ce travail là correspond aussi à ce qu’il faisait avec les enfants, avec les jeunes ?
Kosma a beaucoup travaillé avec des choristes, iIl a écrit plusieurs œuvres (pour des choristes). Il a écrit d’abord « À l’assaut du ciel » qui était une cantate sur la commune, à la demande d’un choral pas populaire parisien. Et puis, il a écrit un opéra qui s’appelle « Les Canuts de Lyon », faite à la demande de jeunes choristes de Lyon. Mais il a été tellement pris par ce travail qu’il en a fait un oratorio de 45 minutes et, malheureusement, les jeunes n’ont pas pu le chanter. Donc ça a été monté a peu près partout en Europe, en Allemagne, en Hongrie, à Lyon plusieurs fois.
Il a toujours aimé travailler avec des jeunes musiciens, des jeunes chanteurs et il avait envie de partager. C’était un homme qui partageait, qui était généreux. Il aurait été très content d’assister à cette représentation.
Est-ce que ça vous dit qu’il y a d’autres projets comme ça qui éclosent l’année prochaine ?
Évidemment, je trouve scandaleux qu’on ait oublié Kosma. Il existe à la Bibliothèque La Grange-Fleuret une quantité incroyable de manuscrits, de choses qui n’ont jamais été chantées, qui n’ont jamais été jouées et qui méritent absolument de l’être. On ne le connait pas comme musicien de musique de chambre, et c’est bien dommage parce que c’est un travail qui était magnifique… il a beaucoup travaillé toute sa vie.
Nous remercions chaleureusement la Caisse d’Epargne Ile-de-France pour son grand soutien dans la réalisation du projet « Cercle de Craie », au profit du développement artistique de plusieurs classes du primaire et du secondaire en Ile-de-France.