Invisibles : album enregistré à la BLGF
Astrig Siranossian et Nathanaël Gouin font sortir de l’ombre des œuvres rares que le temps a rendu (provisoirement) invisibles.
Tirer de l’ombre des rayonnages d’une bibliothèque musicale des œuvres rares que le temps ou la versatilité des goûts ont rendu provisoirement invisibles, constitue un des plaisirs du chercheur. Mais sa satisfaction est décuplée lorsque des musiciens s’emparent de ces pages de musique injustement délaissées pour en partager la poésie, le souffle ou la densité d’évocation. C’est bien une heureuse rencontre de cette nature qui s’est produite autour des trois sonates pour violoncelle et piano enregistrées par Astrig Siranossian et Nathanaël Gouin à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret.
La première de ces trois sonates pour violoncelle et piano, enregistrées à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, a été composée par Jean Cras en 1901, à l’époque où il était encore jeune officier de marine de 22 ans. Il y démontre sa précoce maîtrise de la forme et de l’écriture. Jean Cras (1879-1932), officier de marine, affirmait : « Il a été de tout temps entendu que je serais officier de marine. » Pourtant, sa carrière militaire n’a jamais entravé son élan créatif. Compositeur prolifique, il a laissé une œuvre riche et variée, explorant presque tous les genres. En 1909, il fait une rencontre décisive avec Henri Duparc (1848-1933), qui devient à la fois son mentor et son guide spirituel. Ce lien intime, scellé par une correspondance où Duparc le nomme « fils de son âme», imprègne toute son œuvre. En 2011, le fonds Cras rejoint la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, grâce à la généreuse donation de ses petites-filles, Mireille et Marianne Tansman.
Ce nouvel album, d’une durée totale de 1h04m21s, est disponible depuis novembre 2024 sous le label Outhere Music : écouter
Un clip vidéo tourné à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret est également disponible sur YouTube. De plus, une page dédiée à cet enregistrement a été publiée sur le site de Radio Classique, soulignant l’importance de ces œuvres rares et l’engagement de la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret dans leur redécouverte.
Invisibles par Thomas Vernet
Bien que dans le trio de compositeurs réunis ici Jean Cras fasse figure d’aîné, sa Sonate pour violoncelle et piano appartient à ses œuvres de jeunesse. Le manuscrit autographe est daté « Toulon 1901 », soit du moment où encore jeune officier de marine de vingt-deux ans, Cras signait ses lettres adressées à son maître Henri Duparc (1848-1933) : « J. Cras. Aspirant de majorité à bord du St-Louis. Escadre de la Méditerranée ». C’est d’ailleurs au début de cette même année qu’avait eu lieu la rencontre entre les deux hommes qui devait se muer en communion de deux âmes d’artistes. Le 16 janvier 1924, Duparc ne désignera-t-il pas Cras comme « le fils de son âme » ? La Sonate pour violoncelle et piano nous ramène donc à ces premiers temps où, pour reprendre les termes même de Cras, « l’adolescent craintif qui se sent attiré par la […] lumière » cherchait la main du « grand poète ». Le 17 février 1901, il lui écrivait : « Vous souvenez-vous du finale de ma sonate pour violoncelle ? Je travaille en ce moment au premier mouvement, encore sous l’impulsion très fraîche de vos conseils. Je l’avoue, j’avance avec peu d’assurance… et puis l’existence à bord me rend le travail difficile. N’importe, je ne perds pas courage, et, fort de l’élévation et aussi de la sincérité de mes aspirations, j’oserai vous soumettre ce qui sera le premier résultat des minutes inoubliables où vous m’avez admis près de vous. » Le jeune compositeur parvient dans cette Sonate lyrique et ambitieuse, à imposer sa précoce maîtrise de la forme et de l’écriture. Si elle n’exhale pas encore le grand air des chefs-d’œuvre à venir, elle est tout entière parcourue par un profond sentiment de gravité et reflète déjà l’immensité de l’horizon océanique, là où la mer et le ciel semblent se confondre.
C’est une tout autre atmosphère qu’instaure la Sonate en la mineur de Pierre-Octave Ferroud, composée en 1932 à la dédicace de Serge Prokofiev et créée le 28 avril 1933 par Maurice Maréchale et Robert Casadesus à la Société du Triton, dont Ferroud avait été l’un des membres fondateurs. Figure marquante de la vie musicale française, Ferroud connut néanmoins une trajectoire de météore, puisqu’il trouva la mort accidentellement dans un accident de voiture sur une route hongroise le 17août 1936, alors qu’il voyageait avec le peintre Julien Dutilleul et du compositeur Laszlo Lajtha. Formé auprès d’Edouard Commette, Guy Ropartz et Georges Martin Witkowski, mais surtout marqué parles conseils de Florent Schmitt, il laisse une œuvre relativement abondante au regard de sa courte carrière, où se succèdent des pièces d’orchestre dont une symphonie, des ballets (Le Porcher,Jeunesse), un opéra-bouffe (Chirurgie), de nombreuses pièces pour piano, des mélodies et plusieurs opus de musique de chambre (Sonate pour violon et piano, Trio d’anches, Quatuor à cordes…). Dans sa Sonate pour violoncelle et piano, le « retour à Bach » est rendu éloquent par les préoccupations contrapuntiques qui homogénéisent le discours avec aisance. En effet, loin d’un exercice de style, le contrepoint à trois parties se révèle ici « souple, léger, jamais contraint et constamment animé d’une aérienne et libre fantaisie » (Claude Rostand). Le 18 janvier 1937, le premier concert de la saison du Triton honora légitimement la mémoire de deux de ses fondateurs disparus l’été précédent : Ferroud et Filip Lazăr. La Sonate interprétée par Pierre Fournier et Hélène Pignarie-Salles figurait parmi les « œuvres significatives des deux musiciens » qui composaient le programme. Le critique du Ménestrel Michel-Léon Hirsch y décela cette « surabondance de vie, cette veine inventive, cette puissance mélodique, cette prise joyeuse sur le monde des sons et des formes » qui caractérisent bien le style personnel du compositeur. S’il est un nom trop peu connu des mélomanes contemporains c’est bien celui de Marcelle Soulage. Élève de Nadia Boulanger, lauréate de plusieurs prix du Conservatoire de Paris, elle devint à son tour enseignante – à Orléans d’abord (1921-1925) puis à Paris (1949-1965) – et mena des activités variées telles que la production d’émissions radiophoniques, la rédaction d’articles musicaux et la participation à la création du Groupe Instrumental Féminin au début des années 1950. Mais il convient de replacer au centre de ses préoccupations la composition. Sa production comprend des œuvres orchestrales (Danse orientale ; Badinages ; Invocation à la nuit), de musique de chambre (Quatuor à cordes ; Quatuor avec piano ; Trio pour piano ; Suite en ut mineur et trois Sonates) ou encore vocales (Océan ; Proses d’amour et de mort…). Composée en 1919, la Sonate en fa mineur révèle les qualités inventives et sensibles déjà très affirmées de la compositrice de vingt-cinq ans, qui lui valurent d’ailleurs le prix de la Société française des amis de la musique en 1920, soit un an avant sa création, le 2 avril 1921,par le violoncelliste Jacques Dorfmann et l’auteure, à la Société nationale. Tandis que la thématique vaillante de l’Allegro moderato initial instaure le dialogue entre les deux instruments, le Nocturne central propose une sorte de cantilène ornée, soutenue par des harmonies mobiles qui participent tout autant à l’animation qu’à l’apaisement du mouvement. Enfin, l’Allegro vivo avec sa rythmique accentuée et ses formules tournoyantes rappelle l’esprit d’un scherzo. Mais on se forcera ici de n’en rien dire de plus, pour mieux laisser à l’auditeur la saveur de la (re)découverte.